Rendez-vous

Jean Dherbey

Jean Dherbey

Il fallait que nous nous retrouvions seule à seul, la montagne et moi, loin des sentiers battus, pour tenter de combler le trou béant qu'elle m'avait fait à l'âme.
Je décidais de lui rendre visite de nuit, en solitaire, la belle serait plus réceptive une fois endormie.
J'étais toujours orphelin de mon compagnon d'aventures et je ne parvenais pas à consentir à d'autres liens. Il était trop tôt, je ne pouvais pas encore accepter, de la part d'un nouveau partenaire, la symbolique de la corde.
En février dernier, la montagne avait gardé celui qui m'avait tout appris d'elle. Je ne l'avais pas accompagné, pris par des occupations professionnelles. Il avait ri quand je lui avais rappelé que le risque d'avalanche était de quatre sur cinq. Je n'étais pas inquiet tant le bonhomme savait lire les dangers.
Quand je l'avais retrouvé sur son lit d'hôpital, maintenu en survie artificielle par une machinerie indécente après que les médecins eurent renoncé, je lui promis de demander des comptes à la belle pour ces noces cruelles.
En marchant vers la Moucherolle, j'allais simplement rendre visite à mon frère disparu.
À trois heures du matin, je pris un sentier qui s'enfonçait sous les arbres à partir des hauts de Corrençon. Il faisait noir, mais je ne voulais pas allumer ma frontale. Si j'avais sacrifié à ce confort, ma présence aurait procédé d'une trop grande incongruité.
Je butais parfois sur une racine en saillie ou je trébuchais sur un caillou instable. Le crissement des insectes nocturnes ponctué par le cri d'une chouette dérangée par mon approche baignait cette marche surréaliste d'un parfum singulier.
Je m'imprégnais de l'étrangeté des lieux. La sensation de ne constituer qu'un seul corps avec tout ce qui m'entourait accentuait encore cette idée que je pouvais m'y dissoudre, que j'étais une espèce d'aristocrate de l'insomnie qui partageait quelque privilège avec les démons qui hantaient ces territoires.
« Je cheminais, entouré de fantômes aux fronts troués. » J'avais oublié dans quel poème j'avais lu ce vers splendide et torturé, mais il tournait en boucle dans ma tête. Je parcourais le livre de mes compagnons de montagne qui avaient payé le lourd tribut du défi et de l'amour. Les chanceux, les blessés, et ceux qui, le crâne éclaté, les membres disloqués, m'attendaient quelque part au fond d'une crevasse ou au pied d'une falaise ! Pour chasser ces songes dérangeants, j'effleurais certains arbres d'un doigt timide. À force de caresses, de paroles apaisantes murmurées aux hêtres, puis, plus haut, aux épicéas, ils consentirent à me répondre et firent chorus pour honorer mon immersion primaire.
Cela peut paraître étonnant, mais pour ceux qui savent les écouter, les arbres parlent davantage la nuit. Les privilégiés qui les rencontrent à cette heure vivent une espèce d'adoubement et les maîtres des lieux leur livrent en ahanant un peu de leurs secrets.
J'oubliais jusqu'aux raisons de ma présence ici et l'incertitude de mes pas dans ce clair-obscur. Je n'étais plus qu'oreille qui percevait les glissements furtifs, les chocs insolites, et nez qui enregistrait l'incroyable délicatesse de l'odeur de résine, quand un courant d'air un peu plus chaud me l'offrait généreusement.
Je contournai la Moucherolle en passant sous son versant nord, avant de remonter plus à l'est.
Ma solitude ajoutait à ce flottement dans ces lieux sacrés : pas de mots, surtout pas de mots, je n'étais pas de taille !
Un soleil rouge apparut comme je franchissais la bifurcation du petit sentier qui mène au col des Deux Sœurs. Je m'engageai sur l'herbe humide face au plateau pentu qui se brisait sur le vide impressionnant d'Agathe, dont les trois cents mètres de la face sud-est constituaient un des paradis des grimpeurs.
J'avais délibérément choisi cet endroit pour le culte que j'avais à y rendre...
Nous avions parcouru cette face à l'automne dernier avec mon compagnon de cordée. Nous ne savions pas, alors, qu'il s'agissait de notre dernière escalade.
Une couche épaisse recouvrait la plaine grenobloise, cachant les hommes du dessous. Il me semblait que j'aurais pu y marcher avec une aisance surnaturelle. Les montagnes qui émergeaient ne pesaient plus rien, elles flottaient sur cette mer, réduites à d'incertaines silhouettes. La brume flairait les sommets, puis les enveloppait sans paraître les atteindre.
L'estomac serré, j'approchais en rampant vers la lèvre du plateau ouvrant sur l'abîme jusqu'à ce que ma tête dépassât. Je ne vis que des nuages à perte de vue qui, déjà, s'effilochaient sous l'effet des vents thermiques. Des volutes aux bras tentaculaires me noyaient parfois. Elles dansaient en rougeoyant dans l'aurore, tels mille petits diables lancés dans une infernale sarabande. Je repérai avec peine un petit becquet en saillie, très près de la sortie de la voie que nous avions empruntée avec mon compagnon disparu et, le buste largement engagé dans le vide, je tâtonnais en déséquilibre pour y nouer une sangle noire.
Soudain, les nuées se déchirèrent et le gouffre s'ouvrit sous moi qui manqua de m'aspirer. Je reculai précipitamment et je m'assis, tétanisé.
Issue des premiers âges, une pulsion animale m'emporta : je pleurai ! Des larmes incontrôlables venues d'ailleurs. Cela ne ressemblait en rien à un chagrin d'enfant, à ces pleurs passagers qui submergent le temps d'une peine violente, mais éphémère. Mes larmes appartenaient à tous les hommes depuis le début de leur évolution, elles avaient dû naître pour la première fois quand nos ancêtres avaient pris conscience de l'inéluctabilité de leur fin. Cette résurgence inattendue disait notre rien et notre aveuglement crasse dans une course éperdue vers un mur.
Dans ce décor grandiose, j'imaginais que j'avais survécu à tout. J'étais la statue égoïste du dernier homme. J'acceptai sereinement l'idée que mon tour allait bientôt venir, je me décharnai, je me sentais maigrir et voyait mes os saillir. Ma peau trop grande n'avait plus assez de surface à couvrir et se repliait. Mais cela ne suffisait pas ! Si je me relevais, elle allait pendre lamentablement, m'envelopper dans une espèce de linceul grisâtre et je m'y dissoudrai dans une symbolique apothéose !
Le soleil m'atteignit, qui me guérit de ces maléfices. Une ultime pensée à mon ami disparu, puis je me sermonnai à voix basse, m'accordai quelques instants supplémentaires de récupération, chargeai mon sac et repartis pour la dernière étape de mon ascension.

© Short Édition - Toute reproduction interdite sans autorisation

Ici, on lit des histoires courtes

Choisissez votre lecture
36